1% ou l’art invisible…
« Depuis plus de 60 ans, le « 1% artistique » permet de consacrer 1% du montant des travaux de certaines constructions publiques à la création ou à l’acquisition d’œuvres d’art contemporain, pour une exposition dans les bâtiments de la structure qui l’aura financée. »
Chacun de nous se souvient de la concrétion en métal et carrelage qui trônait, fière, à l’entrée de nos écoles d’antan. Eclipsée, comme son artiste par l’architecture des lieux, vite inaugurée et vite oubliée. Elle aura eu tort face aux ravages du temps, cette statue oxydée à la mosaïque édentée, graffée, ou plutôt griffée par l’art engagé de nos adolescents tourmentés.
Notre 1% à nous se voulait plus ambitieux. Invisible surgi de l’invisible ! Il ambitionnait l’expression idéale et désintéressée du beau par des techniques liées aux nombres. Intéressant ! Le langage numérique comme matériau du langage. Le rapport entretenu de l’art avec les mathématiques est une idée finalement très ancienne. Après tout, le nombre ne serait-il pas à l’origine même de la création universelle ?
Le numérique est une des hélices de l’ADN du collège Pierre Emmanuel. Nous, équipage de cette aventure initiale, avions tout naturellement associé la CUMAMOVI* à la genèse de notre projet pédagogique en tentant de répondre à la double problématique : Comment donner à tous les collégiens que nous accueillerions un accès au monde numérique et les amener progressivement à entrer dans les apprentissages par le biais de la création artistique ? Bien sûr, notre ambition était de moderniser nos contenus didactiques tout en améliorant le vivre-ensemble entre les individus, rendre les élèves acteurs de leur scolarité. Leur assurer une ouverture sur le monde, leur favoriser l’accès à la connaissance en développant leur esprit critique, les aider à construire leur citoyenneté, les préparer à intégrer le monde professionnel dans les meilleures conditions. Pour certains, les sortir de leur destin statistique…ET LEUR PERMETTRE DE RÊVER !
Venons-en à nos lauréats du concours pour le fameux 1% : « Jean Paul Labro, Lyn Nékorimaté et leurs 8 compadres ». Les artistes du collectif DING, les dingues pour les nommer affectueusement, sont arrivés par effraction ; pas comme des voleurs, plutôt comme des sorciers. Des thaumaturges. Ils n’avaient rien à montrer car l’art numérique ne se montre pas, il se découvre virtuellement. Il apporte une nouvelle manière d’être de l’œuvre, dont l’état d’achèvement reste à faire évoluer, un « work in progress ». L’œuvre numérique n’existe pas mais lorsqu’elle prend forme, elle demeure immatérielle et en perpétuel devenir.
Le collectif s’était donc donné pour mission de faire entrer l’art contemporain au collège Pierre Emmanuel par la voie de l’innovation numérique, adhérant ainsi à notre projet éducatif et pédagogique. Pendant deux années, les dingues ont conçu, avec la coopération de nos collégiens et la complicité des équipes pédagogiques, un projet commun d’éducation artistique et culturelle qui avait pour objectif ultime la construction d’une œuvre invisible mais bien vivante : le Musée d’Ipotêtu. Ainsi, avons-nous vu les élèves, parfois les plus rétifs à la chose scolaire, s’accrocher aux wagons des connaissances, se mettre au service du projet, de sa conception à sa réalisation. Nous avons vu les plus intrépides comme les plus timides malaxer la matière, capter les images de la ville, incarner les spectres-gardiens du musée, danser au-dessus du monde. Nous les avons vus… FABRIQUER DE L’ÉMOTION !
« JE SAIS, J’Y ÉTAIS ! »
Petit retour vers le futur : Je me souviens, j’étais tout jeune collégien à Pierre Emmanuel lorsque les artistes ont débarqué avec de drôles de machines. Nous avons entamé une série d’ateliers de création au cours desquels nous avons appris à créer des images numériques et des séquences de sons. Mais ensuite…
Dans une atmosphère de savants fous, nous avons invoqué les dieux, fait appel à la chimie et aux vibrations sonores pour sculpter des paysages et dompter les bruits, réveillé les fantômes du paradis venus hanté l’espace virtuel de notre collège. Nous avons été invités à écrire des gestes et filmer des mouvements, à jardiner sous la serre musicale. Nous avons navigué dans la Grande sphère, sculpture animée qui trône au centre de la cour et qui renferme tous les objets de notre univers intime d’élèves. Érigé des colonnes de glace dressées dans la ville tels des monolithes, vestiges d’une civilisation dont personne ne sait rien de la mémoire éphémère qu’elle nous livre. Tendu des lignes entre deux blocs, deux territoires, funambules pris entre le doute, l’hésitation puis la peur qui mène à l’audace, ce chemin à traverser, conduisant à la connaissance, de soi d’abord, du monde ensuite, pour mieux l’appréhender. Écouté la résonance de nos pas pour mieux les synchroniser à ceux de l’Autre, celui qu’on a choisi de suivre comme vous nous suivrez.
Puissiez-vous vous perdre dans les couloirs du musée d’Ipotêtu…
Nor Eddine Boudjedia
*Coopérative d’Utilisation de MAtériel de MOntage VIdéo