Ipotêtu

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A propos d’Ipotêtu; réflexions sur le discernement des temps conjugué(s)

« Plotin dit : il y a trois temps et tous les trois sont le présent. L’un est le présent actuel, le moment où je parle. C’est à dire le moment où j’ai parlé car déjà ce moment appartient au passé. Puis nous en avons un autre qui est le présent du passé, qu’on appelle la mémoire. Puis un troisième, le présent de l’avenir, qui est en quelque sorte ce qu’imagine notre espérance ou notre peur. » (1)

L’enjeu d’une re-défnition

Depuis l’impulsion nouvelle qui lui a été donnée il y a maintenant une quinzaine d’années, le dispositif du 1% artistique a fait l’objet de nombreuses interrogations plastiques de la part des artistes. A quoi correspond aujourd’hui de se voir confer la responsabilité d’une œuvre d’art conçue, réalisée et montrée dans un environnement de vie dont ce n’est pas la vocation première ? Le projet Ipotêtu tente une réponse, pensée dès la phase amont, pour le Collège Pierre Emmanuel à Pau. L’équipe artistique s’est attachée à cette réflexion, non sur le plan théorique, mais par l’expérience d’être artiste, de créer en contexte. Celle-ci aboutit à reconsidérer la nature de ce que peut être le 1% artistique, à l’aune de la conjugaison des temps.

Le premier élément tient aux auteurs. Ce n’est pas un travail individuel ou en collectif, mais une association circonstanciée de sept artistes et d’une archéologue, réunis pour l’occasion. La nature plurielle, hétérogène du projet en est l’écho. Certains ont travaillé seuls, d’autres en duo ou trio. La cohérence d’Ipotêtu comme un ensemble admet la singularité de propositions distinctes. La collection d’œuvres est par définition composite, non linéaire, repose sur un registre particulier à chacun et commun à tous. Second point, il ne s’agissait pas de faire œuvre au sens habituel mais de postuler la capacité à produire par un travail d’immersion, de participation de la communauté éducative. Emerge ici le souci, présent dans l’art depuis les avant-gardes du début du XXè siècle, de la transmission par la pratique de l’art, avec pour horizon créativité et autonomie. Un long processus, étalé sur deux années scolaires, a transformé les propositions des artistes, informées et déformées par la réalité du travail avec les enseignants, les élèves, le relais des per- sonnes en service civique, etc. Les projections plastiques de départ ont donc été forgées par la rugosité des frottements avec la vie d’un établissement d’enseignement secondaire. Les caractéristiques de monstration de cette œuvre éclatée sont un troisième facteur de décalage. Ipotêtu a une existence ténue au sein du collège, alors même que tout a été travaillé sur place, que les lieux ont façonné grandement les pièces produites, que le projet architectural sert de matrice aux conditions de la visite. Sa présence est ailleurs et propose sur internet une potentialité de visibilité allant bien au-delà de l’enceinte physique. Enfin, cette « dématérialisation » va de pair avec une considération sur la pérennité de l’œuvre d’art. Là où le 1% artistique prévoit la stabilité dans l’espace et le temps, Ipotêtu renvoie aux réseaux et soumet un terme de dix années. C’est une garantie d’accessibilité en dépit des évolutions techniques considérables. C’est aussi assumer qu’une œuvre a fait son temps, qu’elle peut éventuellement devenir obsolète, dans sa forme comme dans son sens. Que sa disparition – programmée – fait partie de sa raison d’être.

Si Ipotêtu n’est pas le premier projet à modifier les curseurs, il est un essai d’interprétation original du 1% artistique. En posant tout à la fois la question de l’auteur, de la nature de l’œuvre, du public-acteur, de la diffusion et de la continuité, en investissant la notion de musée et le concept de patrimoine, il en déplace amplement les termes.

Le musée comme organisme vivant

A voir les créations dans le flux du réseau, le principe d’un musée virtuel résonne de la nature fractale de la notion de temps. C’est à dire qu’elle est à la fois un invariant et se modifie en fonction des échelles auxquelles on l’envisage. Ipotêtu implique le sentiment de dilatation, de contraction, de proximité ou d’éloignement éprouvé. Souvenir vécu, écriture du passé, immédiateté d’une cohorte d’élèves ou long cours de l’institution, gestation de l’œuvre ou sa continuité, les temporalités s’emboîtent ici comme des matriochkas.

Le projet repose sur un concept qui nous est familier : le musée. Ici virtuel, il est pensé comme carrefour des existences du collège, une condensation de ces périodes enchâssées les unes dans les autres. Sans revenir sur la distinction entre mémoire (un vécu évolutif, souvenir partiel, pluriel) et histoire (un savoir à distance, censé être objectif, au moins critique), largement débattue par l’historiographie contemporaine (2), le projet artistique creuse un sillon entre le champ de la perception sensible, du faire instinctif et celui de l’intelligibilité, du savoir constitué. Le système du musée serait ainsi le « lieu » permanent, ouvert mais à fonction dédiée, où convergent ces manières de percevoir et de faire, sous la forme d’une collection d’œuvres réalisées dans l’épreuve du tangible.

L’étymologie du mot n’est pas anodine. Dans le temple dédié à leur culte, les muses – filles de Zeus et Mnémosyne – sont les médiatrices de la pratique de l’histoire, des formes de poésie lyrique, épique, la musique, la danse, l’astronomie, la rhétorique, etc. Au croisement de l’art comme expérience active et du savoir comme maïeutique de la pensée.

Cette double orientation est manifeste dans le Museion d’Alexandrie, forme archétypale de ce qui deviendra le musée occidental, avec une ambition plus large encore. Elaboré sur l’exemple de l’Académie de Platon et du Lycée d’Aristote, il est un précipité de l’idée d’exemplarité, de conservation et de connaissance. S’il n’est pas le seul établissement de ce type dans la Grèce antique, le museion est l’un des plus importants et agrège temple des muses, lieu de recherche, bibliothèque, jardin botanique, observatoire astronomique, institut d’anatomie, collections d’objets – ce dernier volet étant alors marginal. Il est déjà ce qui définit encore la notion de patrimoine : le lieu d’une rencontre possible entre passé, présent et futur. Les contemporains ne s’y trompent pas, qui voient le projet – hautement politique dans le contexte antique – tel un organisme vivant, susceptible d’évolution. Plasticité à même de retenir le legs, nourrir l’œil et l’esprit, pour imaginer l’avenir. Courroie de transmission pour comprendre et agir.

Nos analogies à la source du numérique

Si la place des technologies numériques – création, partage avec la communauté collégienne et les publics – était centrale dans la commande, les artistes cultivent les principes de ce lointain ascendant. Ils adoptent une position critique vis à vis de notre environnement numérique, dans leurs pratiques comme dans les procédures de travail. Sans déqualifier cette réalité quotidienne, il importe de se situer au-delà, dans une ère post-numérique qui permette de se saisir des questions que pose le numérique en faisant retour sur la matérialité, le physique qui continue de fonder nos existences. Autrement dit, la relation concrète avec les élèves, les échanges verbaux, le jeu des corps, les mises en voix et en sons, la collecte d’objets et de traces matérielles, la fabrique des images, les sensations tirées des usages de l’architecture, sont autant de prises de conscience du va-et-vient nécessaire entre la dimension palpable de nos vies et nos artefacts et sphères numériques. Les rouages d’Ipotêtu, par l’exercice de l’art, signent la nécessité de faire remonter le numérique aux sources de notre condition, pour cerner ses influences. Reprenant les mots de Paul Valéry qui avait pressenti l’influence des technologies sur l’art à venir, « l’ubiquité des œuvres », « leur présence immédiate » (3) incite d’autant plus à interroger ce que la dimension digitale veut dire.

Une mécanique et un outil

L’architecture du musée est la reprise des plans du collège neuf, tel q’il existe et se vit chaque jour, dans la fréquentation commune des élèves. Dans cette perspective, le musée virtuel est une aire de discernement des notions de processus, de représentations de ces attendus d’une société dite numérique. A travers la mise en question, en scène et en quête des habitudes individuelles ou collectives, des liens invisibles, des acquis et des anecdotes puisés aux cultures populaires comme savantes, le projet évoque ce qu’écrit Dominique Poulot à propos de l’évolution de l’institution muséale depuis trente ans : « une approche de l’expérience du musée comme d’une négociation constante des valeurs et des significations. » (4) C’est l’idée du musée métaphore comme d’un endroit – symbolique – à habiter et pratiquer ensemble, sous des formes plastiques situées faites d’images fixes/mouvement, de textes, de sons. Elle correspond bien à ce qui a fait naître le musée moderne sous les Lumières ; un espace public accessible, contributeur à l’essor de l’esthétique moderne où le regard du spectateur, son point de vue éclairé et son libre-arbitre sont déterminants.

Auparavant, la notion de patrimoine se définissait par des productions et des ancêtres qu’il fallait regarder, admirer, perpétuer. Aujourd’hui, elle se complète d’un intérêt de publics divers pour la mémoire, son cheminement et ses représentations. A ce titre, la proximité a remplacé l’exemplarité. C’est une des motivations de la proposition d’Ipotêtu ; penser le collège comme une place d’élaboration d’un commun contradictoire. Il est pris dans le temps officiel (Education nationale, programmes pédagogiques, anciens locaux du collège) et celui des élèves (génération renouvelée tous les quatre ans, permanence de l’adolescence et changements sociaux accélérés, architecture neuve). Le musée virtuel constitue une tranche de temps pluriels, dans une stratigraphie bien plus épaisse, constituée par les expériences menées pendant deux années scolaires et « visibles » sur le site internet. S’il y a constitution d’une sorte de patrimoine, elle est dépourvue de l’idée de réassurance d’un passé confortable avec lequel on serait en continuité. Ici le contemporain tente de tramer les fils de cycles courts et longs, pour obtenir le tissage d’une collection nourrie des représentations d’un moment donné. L’idée de patrimonialisation est moins un objectif qu’un mécanisme. Le site internet, réalisé avec des technologies web non encore stabilisées, établit l’ensemble de la démarche et endosse un caractère très expérimental. Il marque le temps fraîchement passé de ce présent, pour en offrir une vision dans l’avenir immédiat. Les ancêtres ne sont pas niés mais on ne se repose pas dessus. Ici se révèle l’enjeu de la pluralité, faire se mêler et s’affronter les manières d’appréhender les réalités, le sens qu’on leur donne dans le rythme, le territoire et le futur des collégiens.

En ce sens, la musée virtuel d’Ipotêtu, par une démarche artistique plurivoque, inconstante, entre sens et savoir, n’est pas un patrimoine institué. C’est un outil qui contribue à l’émancipation, parce qu’il donne du grain à moudre pour se situer et jouer avec les poupées russes du temps, Il revendique une pertinence de l’art au moment fugace, à la permanence, à l’indice ou à l’oubli.

Tout ce que je vis ne peut être écrit, autrement dit, on ne peut pas fixer l’instant même si on en rêve… la pérennité est une vertu du monument… c’est à dire de l’art au service d’un pouvoir et non de l’art lui- même. (5)

Gunther Ludwig

  • 1. Jorge Luis Borges, Le temps, conférence 1978, Œuvres complètes, t.1, Bibliothèque la Pléiade, Editions Gallimard, 1993
  • 2. Paul Ricœur, Histoire et mémoire ; l’écriture de l’histoire et la représentation du passé, revue des Annales, 55e année, N°4, 2000
  • 3. Paul Valéry, La conquête de l’ubiquité, in Pièces sur l’art, Œuvres complètes, t.2, Bibliothèque la Pléiade, Editions Gallimard, 1960
  • 4. Dominique Poulot, Patrimoine et musées, l’institution de la culture, Hachette supérieur, 2004
  • 5. Richard Baquié, Notes d’atelier, textes et entretiens, in Richard Baquié rétrospective, catalogue d’exposition, CAPC Musée d’art contemporain Bordeaux / MAC Galeries contemporaines des Musée de Marseille, 1997